top of page

MATIN CALME

Parce qu'il permet de changer de monde en quelques heures, l'avion est sans doute le meilleur ami du voyageur. Pour "atterrir" à Séoul, c'est en revanche le pire des préambules : la facilité avec laquelle on "avale" les kilomètres dans les airs ne laisse rien présager de la difficulté à accomplir ses premiers pas en terre coréenne. 

Capitale d'un pays mystérieux, cité complexe riche de 600 ans d'histoire, Séoul est avant tout une ville gigantesque. À la fois amoncellement sans ordre d'habitations inesthétiques et forêt ordonnée de buildings high-tech, cette Métropolis moderne se présente avant tout comme une colossale concentration de matière, qui interdit toute vision lointaine ou errance ininterrompue. Perforée d'artères géantes trouée de rues congestionnées, creusée de tunnels interminables, cisaillée par les voies express et traversé,e en tout lieu et à toute heure, par un flot ininterrompu de piétons, Séoul est d'abord une ville du 21ème siècle - plus destination d'affaires qu'escale touristique - dénuée de tout parfum de mythe (comme celui de Shanghai ou Hongkong) et dominée par une grisaille et une uniformité telles qu'aucun film, qu'aucun livre ne cherchera à vous la rendre sympathique.

"Est-on à Gotham City ?
Dans un roman d'Asimov ?
Dans la ville tentaculaire de Blade Runner ?
Séoul donne moins l'impression
de parvenir au bout du monde
qu'à une autre extrémité du temps.
"

 

Dans mon errance initiale vers un lieu d'hébergement devenant à chaque pas plus improbable, s'invitent les tableaux classiques propres aux univers "Orwelliens" : déferlement d'images publicitaires projetées par les écrans géants, messages ininterrompus clamés par des hauts parleurs invisibles, musique tapageuse sortant de commerces lancés dans un concours sonore, bip bip digital de feux rouges aux allures de métronomes, masques antipollution d'où sort un regard tour à tour hagard ou "absent"... La ville entière semble recouverte d'un tapissage sensoriel et ouatée, qui donne plus ou moins l'impression d'être dans un gigantesque réseau virtuel dont on ne serait qu'une donnée à télécharger.

Une sensation d'être "on line" qui se traduit également au niveau individuel : oreillettes sans fil, casques audio, télés portatives, ordinateurs de poche, appareils photos... Rienne semble se concevoir ici sans intermédiaire numérique. Jusqu'au portable, qui fait ici office d'ordinateur, de lecteur de musique, de carte bleue, de ticket de métro, de caméra et, accessoirement, de téléphone.



Au visiteur occidental, Séoul raconte donc d'abord une brève histoire de l'avenir : l'homme, transformé en artefact, semble pris dans une toile d'araignée à la fois urbaine et numérique, simple donnée noyée dans un réseau dont il ne parviendrait à s'extraire que par la magie d'un moteur de recherche. A Séoul plus qu'ailleurs, Big "Browser" is watching you !

"En dépit du fossé de la langue et de cet univers de signes indéchiffrables, Séoul m'apparaît moins comme une réalité destinée à m'égarer que comme une immense plateforme du transit international, m'emmurant dans une troublante familiarité avec mon univers."

Alors, que faire ? Demander au taxi de retourner à l'aéroport ? Accepter un monde qui serait "partout pareil" ? Non. Simplement changer ma vision sur les choses et tout ce qui m'entoure. "Est-ce que toutes les villes ne sont pas les mêmes interroge d'ailleurs Le Clezio - dont j'ai lu quelques passages avant de venir dans cette cité où il a beaucoup vécu - elles ont des rues, des carrefours, des voitures qui avancent, des regards qui se cherchent".

Comme la ville, le voyage n'est rien d'autre qu'un regard qui se cherche, qu'un œil qui verrait enfin, qu'une vision qui cherche à se régénérer. L'important, ici, ne sera pas dans ce que je vois mais ce qui se dégage, s'apprivoise et, au final, se ressent.

La magie du voyage est de vous faire oublier cette leçon dans votre quotidien pour mieux vous la resservir à chaque destination, tel un miroir sans tain qui révélerait enfin en vous une autre conscience des choses, un autre perception du temps qui passe, presqu'une nouvelle identité. Me voici rassuré : le sens (l'essence?) du voyage est trouvé.



Et comme par magie, l'hébergement si improbable depuis mon arrivée finit par devenir réalité. Après de multiples détours, arrêts et coup de fil du chauffeur, la voiture finit par arriver dans un quartier un peu à l'écart de l'agitation du centre, dont la surprenante sérénité semble subitement faire écho à mon apaisement intérieur. Près de la porte d'entrée, un panneau en coréen attire mon attention. J'ai demandé à mon hôte ce que cela signifiait. Il m'a répondu : "Bienvenue au pays du matin calme".

"À la fois amoncellement sans ordre d'habitations inesthétiques et forêt ordonnée de buildings high-tech, cette Métropolis moderne se présente comme une colossale concentration de matière, qui interdit toute vision lointaine ou errance ininterrompue"

Évoluer à pied dans ce monstre urbain constitue déjà, en soi, un voyage dans le voyage: déposé par un "limousine bus" au cœur de la ville, j'ai vite compris - malgré la proximité et la simplicité du chemin suggérées par la carte - qu'il n'y avait aucun espoir de rejoindre à pied mon lieu hébergement. D'abord parce que l'échelle européenne n'est plus de mise : le moindre centimètre sur le plan de la ville ne se conçoit ici qu'en empruntant un moyen de transport, d'ailleurs omniprésents. Ensuite parce que la ligne droite n'est pas ici le plus court chemin pour aller d'un point à point à un autre : tôt ou tard, la progression est entravée par un building, une barrière, un viaduc géant ou une route infranchissable, qui transforment toute avancée dans cette ville en errance en 3 dimensions : souterraine, aérienne ou en surface, en empruntant l'un des nombreux tunnels ou passerelles conçus pour la vie piétonne, seules liaisons possibles entre les différentes couches entrelacées du millefeuille urbain.



Est-on à Gotham City ? Dans un roman d'Asimov ? Dans la ville tentaculaire de Blade Runner ? Séoul donne moins l'impression d'arriver au bout du monde que de parvenir à une autre extrémité du temps. La technologie y est omniprésente, le présent insaisissable, le hasard définitivement aboli.

 

Pourtant, le malaise que je ressens ne vient ni de cette modernité - déjà croisée dans bien des mégapoles d'extrême orient - ni de ma perdition actuelle, qui me contraint enfin - vaincu par chaos - à prendre un taxi. Il semble à l'inverse provenir d'une étrange sensation familière, d'un sentiment de "déjà vu", de cette curieuse impression d'être en terrain connu qui n'a pourtant rien à voir avec mon expérience des villes asiatiques.
 

En dépit du fossé de la langue et de cet univers de signes indéchiffrables, Séoul m'apparaît moins comme une réalité destinée à m'égarer que comme une immense plateforme du transit international, m'emmurant dans une troublante familiarité avec mon propre univers. Soit un monde en proie à l'arasement des cultures, à l'émoussement high-tech de la sensibilité, à l'annihilation par le marketing planétaire de toute rencontre un tant soit peu incarnée.

En dépit des idéogrammes incompréhensibles, du côté hermétique qui semble émaner du lieu, et des gens, me voici ici étrangement "comme à la maison", en mal de cette aspérité proprement humaine qui irait à l'encontre de la grande normalisation mercantile ou numérique des désirs.

"Près de la porte d'entrée, un panneau en coréen attire mon attention. J'ai demandé à mon hôte ce que cela signifiait. Il m'a répondu: "Bienvenue au pays du matin calme"."

bottom of page